Le palais de Darius à Suse

Conférence donnée le 15 décembre 2010 au Centre culturel zoroastrien de l’association d’Etude mondiale du zoroastrisme

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Jean Perrot

Directeur de recherche honoraire au CNRS où il est entré en 1946, Jean Perrot, archéologue tourné vers la préhistoire récente du Proche et du Moyen-Orient et les origines de la civilisation orientale, a fouillé de nombreux sites anciens de Palestine, de Turquie et d’Iran, animant la recherche au niveau international. En charge de la Mission archéologique française de Suse de 1968 à 1979, amené à prendre des mesures de sauvegarde des vestiges de la période achéménide (VIe-IVe siècle avant J.-C.), il a repris l’exploration des ruines du palais de Darius avec le soutien et les encouragement des autorités gouvernementales et la participation d’archéologues et techniciens du Centre iranien de recherche archéologique et du musée national de Téhéran.

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Il y a environ 3000 ans, le plateau iranien voit arriver (venant des régions à l’est de la Caspienne) des nomades, qui s’appelaient eux-mêmes Aryens ; des tribus mèdes et perses qui appartenaient à ce même rameau indo-européen auquel se rattachent (en Europe occidentale) les Slaves, les Germains ou les Celtes. Ces Indo-européens pénètrent à la fois le nord de l’Inde et le plateau iranien. Les tribus mèdes s’installent dans le nord et le nord-ouest de l’Iran où elles vont entrer en contact avec l’Assyrie, l’Arménie et l’Anatolie orientale ; les tribus perses, au sud, en Élam et au contact de la Babylonie. La population autochtone était déjà de civilisation très ancienne (les Élamites connaissaient l’écriture depuis déjà 2000 ans) ; une civilisation à laquelle les Perses feront de nombreux emprunts au cours d’un long processus de sédentarisation et d’acculturation.
Vers le milieu du 6e siècle avant l’ère commune, un petit roi perse, Cyrus (2e du nom), roi d’Anshan dans le sud du Zagros, réussit à s’emparer du vaste royaume de son cousin et suzerain mède, Astyage, avec la collaboration, semble-t-il, d’une fraction de la classe dirigeante. Il crée ainsi un royaume perso-mède qui s’étend vers l’ouest, à travers l’Assyrie, jusqu’au milieu de l’Anatolie ; assez pour inquiéter Crésus, roi de Sardes, en Lydie, qui, croyant l’occasion favorable, envahit la Cappadoce. Rapidement, dès 548, Cyrus passe à l’offensive. Il traverse l’Assyrie, marche sur la Cappadoce, bat Crésus, prend Sardes, sa capitale et annexe la Lydie (qui exerçait déjà un contrôle sur les cités grecques de la côte égéenne). A l’époque, Éphèse, Milet, Samos et d’autres lieux sont à la pointe de la vie intellectuelle et spirituelle de l’humanité. En Grèce, de petites villes se battent entre elles. L’empire perse s’étend alors des abords de l’Egée à ceux de la Caspienne. Cyrus règne sur une grande partie de l’Asie occidentale, sauf sur la Babylonie du roi Nabonide dont le royaume s’étend vers l’ouest, jusqu’à la côte méditerranéenne.
En 539, cependant, le clergé de Babylone qui déteste son roi à qui il reproche de préférer Sîn au grand dieu Marduk, ouvre à Cyrus les portes de l’immense cité. Cyrus entre à Babylone en libérateur. Conscient de ce rôle, et aussi sans doute du fait qu’il n’a pas les moyens de contrôler militairement un aussi vaste empire, il opte pour une politique de tolérance. Il rend aux peuples conquis les statues divines que Nabuchodonosor et ses successeurs leur avait enlevées et qu’il tenait prisonnières à Babylone ; il renvoie dans leur patrie les peuples déportés par Nabuchodonosor, notamment les exilés juifs, auxquels il permet de reconstruire le temple de Jérusalem. La Bible voit en Cyrus un « oint du Seigneur », un Messie.

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En 530, Cyrus II est tué dans un combat contre les Massagètes au nord de l’Afghanistan. Son fils, Cambyse lui succède. En 525, grâce à des complicités, Cambyse s’empare assez facilement de l’Egypte où il devient le premier pharaon de la XXVIIe dynastie.Trois ans plus tard, en 522, Cambyse apprend que, en Perse, son frère Smerdis, à qui il avait confié la régence, a pris le pouvoir et s’est fait reconnaître roi (il aurait proposé de réduire les impôts et les obligations militaires). On entre ici dans une série d’événements dont nous avons plusieurs versions dans le détail desquelles nous n’allons pas entrer. Les faits généralement reconnus sont que Cambyse, sur le chemin du retour, est mort, accidentellement semble-t-il, en traversant la Syrie. En Perse, au sein de la noblesse, une conjuration se serait formée contre un roi qui serait, non pas le frère de Cambyse, mais un usurpateur, un mage qui se ferait passer pour lui. (Les mages constituent, chez les Mèdes, une classe sociale sacerdotale). Comme un peu plus tôt en Babylonie, on devine ici, en arrière des événements, des mouvements religieux et sociaux qui nous échappent. Les conjurés perses (ils étaient six, leurs noms sont connus) s’adjoignent un jeune chef militaire charismatique (il a fait campagne en Egypte au côté de Cambyse), Darius. Il est le fils d’un gouverneur perse du nom d’Hystaspe appartenant à une branche de la famille royale naguère écartée du pouvoir, peut-être par Cyrus. Darius s’impose aux autres conjurés. Il est déclaré roi mais beaucoup de peuples, y compris les Perses, refusent de reconnaître le fait accompli et se rebellent. Des révoltes nationales éclatent en Babylonie, en Élam, en Arménie, en Médie ; ce dernier pays visant à ressusciter le royaume mède. L’Empire se désagrège. Après 4 mois de luttes féroces et une stratégie menée au galop, Darius grâce à un emploi magistral de la cavalerie, triomphe et parvient à imposer son autorité.

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Jusqu’au milieu du 19e siècle les historiens n’avaient connaissance de ces événements qu’à travers les récits d’Hérodote. Ses écrits sont d’un incontestable charme ; même repris et critiqué par ses successeurs, Hérodote demeure incontournable pour la connaissance de cette période. Mais, au temps de Darius, il n’était pas encore né. Ce n’est qu’un demi-siècle après lui, sous Artaxerxès 1er, que, au cours de ses voyages en Egypte et en Asie mineure, poussés peut-être jusqu’à Babylone, il recueille des témoignages qu’il ne cherche d’ailleurs pas à vérifier. (Avant Thucydide, au 5e siècle, l’Histoire a encore un pied dans la mythologie). Si bien que nous n’avons, à travers les Enquêtes d’Hérodote, qu’une version décalée et surtout une vision grecque de l’espace impérial achéménide. Hérodote, et les historiens grecs après jusqu’à Alexandre le Grand, ignorent jusqu’à l’existence de Persépolis. De Suse, présenté par Hérodote comme la capitale de Darius, Hérodote ne connaît que le nom, un nom d’ailleurs anciennement connu, celui de la vieille capitale élamite ; un nom qui, dans le lointain passé, a souvent fait trembler la Mésopotamie ; bref, un nom ancré de longue date, bien avant Darius, dans la mémoire collective des peuples de l’Antiquité. Pour les Grecs, Suse évoque les montagnards du Zagros, les « barbares d’Asie ». Hérodote place à Suse les événements qui ont conduit à la prise du pouvoir par Darius, alors que Darius lui-même, dans sa grande inscription rupestre de Béhistoun situe l’événement en Médie dans une forteresse dont il donne le nom. Mais cette inscription cunéiforme de Béhistoun n’est venue à la connaissance des historiens que vers le milieu du 19e siècle, il y a 150 ans, lorsque le britannique Henry Rawlinson est parvenu à la déchiffrer ainsi que celles des murs de Persépolis dont les ruines grandioses étaient connues de longue date par les voyageurs.

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La légende de Suse

Autour du nom de Suse s’était créée une légende ; une légende diffusée aussi par la Bible à travers les Chroniques d’Esdras et de Néhémie et plus encore à travers le rouleau d’Esther. Une légende qui avait hanté les voyageurs, les peintres et le théâtre français jusqu’au 19e siècle. Une légende que les premiers fouilleurs de Suse semblent avoir eu peine à écarter.
Dès 1851, un autre britannique, l’archéologue William Loftus, avait donné à Suse les premiers coups de pioche ; il avait relevé un plan d’ensemble des trois collines principales, des trois tells. (Le « tell » en Orient, ou « tépé » en Iran, est une accumulation de restes d’habitations élevées les unes sur les ruines des autres). Sur des bases de colonne de ce qui apparaissait comme une grande salle semblable à celle de Persépolis, que Loftus connaît, il lit une inscription (non pas de Darius, mais d’Artaxerxès II) déclarant, 100 ans plus tard : “Darius, mon ancêtre, a fait cet apadana, ensuite, du temps de mon grand père Artaxerxès, il a brûlé ; alors, par la grâce d’Ahuramazda, d’Anahitâ et de Mithra, j’ai fait reconstruire cet apadana “.
Quelques années plus tard, de 1884 à 1886, dans des conditions difficiles, deux Français, Marcel et Jane Dieulafoy, reprennent les fouilles. Ils découvrent des morceaux d’un chapiteau gigantesque, à têtes de taureau, et des éléments de frises polychromes, en briques cuites glaçurées, montrant des hommes richement vêtus, armés d’une lance et d’un arc et portant des chaussures à lacets, ou des animaux fantastiques : lions, griffons ailés, etc. L’exposition de ces trouvailles à Paris, au musée du Louvre, en 1888, fait sensation et conforte la légende à Suse d’un palais magnifique.

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En 1897, la France installe à Suse une mission archéologique permanente. Le grand archéologue et égyptologue Jacques de Morgan y construit une sorte de château pour abriter sa mission. Morgan lui-même ne s’intéresse guère à la période achéménide, il cherche en Iran les origines de la civilisation égyptienne. C’est un de ses assistants, Roland de Mecquenem, qui (à partir de 1908 et pendant près de 40 ans) entreprend la fouille de ce que l’on va appeller alors « le Palais » (il s’agit en fait d’une partie seulement de la Résidence, au sud de la grande salle à colonnes). Les recherches ne seront interrompues que par les deux guerres mondiales. En 1912-1913, Mecquenem recevra l’aide d’un architecte égyptologue, Maurice Pillet, qui proposera une reconstitution intéressante mais fantaisiste de la Résidence avec une entrée supposée sur son flanc sud. Cette Porte qu’aurait précédé un escalier monumental, n’existe que dans l’imagination des archéologues. Il en est de même de plusieurs restitutions. Mecquenem considère ce qui a été découvert comme l’oeuvre non seulement de Darius, mais aussi de tous les rois perses achéménides, chacun ayant apporté additions ou modifications.
Le plan de Mecquenem, publié en 1947, sera encore repris en 1967, 20 ans plus tard, par Roman Ghirshman, avec modifications mineures. L’entrée est toujours supposée sur la face sud. L’ensemble reste incompréhensible. Ghirshman s’intéresse d’ailleurs assez peu à la période achéménide. Son plus grand titre sera le dégagement de la ziggurat de Tchoga Zanbil, près de Haft Tépé, à quelques kilomètres de Suse.

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La reprise des recherches
En 1968, la Mission de Suse, dont j’ai pris la tête pour le CNRS et la Direction des fouilles archéologiques du ministère français des Affaires étrangères avec un programme orienté vers la fondation de Suse et la préhistoire de sa région, ne rencontre plus sur le terrain que quelques éléments de colonnes laissés par les premiers fouilleurs, des vestiges de murs et de sols bétonnés ou carrelés ou encore de grosses pierres qui ont servi de support a des crapaudines de portes. C’est alors que, à la demande des autorités iraniennes au plus haut niveau et avec leur soutien à la veille des festivités commémorant les 2500 ans de la monarchie en Iran, la Mission est amenée à prendre des mesures marquant l’emplacement du palais perse achéménide, en relevant, en briques crues, là où il en reste des traces, les murs du palais. Ceux-ci étaient en brique crue sur une double assise de briques cuites elle-même établie sur des fondations de graviers. Il s’agissait, dans un premier temps, de retrouver ces assises de briques cuites et l’emplacement des portes. C’était là l’occasion de vérifier les anciens plans avec l’assistance d’archéologues iraniens et le concours de chercheurs français spécialistes de la période perse achéménide, et aussi des temps postérieurs lorsqu’il devint nécessaire d’engager de véritables fouilles à travers les couches islamiques, sassanides, parthes et séleucides ; les travaux se poursuivront jusqu’en 1979. Avec l’aide de maçons, les murs seront alors relevés sur 1 m environ, un travail considérable qui, pendant dix ans, sera financé par l’État iranien. Les premiers résultats seront encourageants, après quelques années nous serons à même de présenter un plan cohérent d’une Résidence et d’une salle d’audience couvrant ensemble 50 000 m2. Il était clair désormais que l’entrée de la Résidence ne se trouvait pas au sud (comme on le pensait depuis 60 ans) mais à l’est. Ce qui invitait à poursuivre les fouilles dans cette direction. Nous n’allions pas tarder à découvrir en effet plus à l’est, en bordure de la terrasse sur laquelle s’élèvent la Résidence et l’apadana, une Porte monumentale (40×30 m), puis un Pont de brique crue, reliant la terrasse de l’Apadana au tell dit « Ville Royale » et, sur celui-ci, une avant-porte ou Propylée.

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Suse la citadelle
L’ensemble des 3 tells apparaissait en outre entouré par un système de fortification avec des murs de brique crue recouverts de torchis (kagef), formant glacis, encore hauts de 15 m sur le pourtour de la terrasse de l’Apadana, larges à leur base de 22 m. Ainsi, se trouvait écartée une remarque de Strabon, décrivant Suse comme une « ville sans murailles » ; et justifiée une inscription de Darius, découverte à Suse par les premiers fouilleurs, déclarant : “J’ai vu les fortifications qu’à Suse on avait autrefois construites s’en aller à la ruine. Ce sont, en fait, des constructions tout autre que j’ai construites “.
Sur le tell le plus élevé (l’Acropole des archéologues), Morgan avait reconnu les vestiges d’une épaisse muraille de brique crue. Celle-ci devait s’élever jusqu’à 45 m au dessus du niveau des eaux de la petite rivière de Suse, le Chaour. Les 3 tells étaient reliés par une puissante muraille en brique crue dont nous avons retrouvé quelques éléments entre l’Acropole et la Ville Royale. Les flancs du tell Ville Royale avaient été abattus à la verticale et protégés par un glacis de brique crue, séparé des couches archéologiques par une chemise de graviers. Il était aisé d’en suivre la trace, avec ses décrochements, sur toute la partie orientale du tell. En un point de cette partie orientale, sur le haut du glacis, s’ouvrait une porte piétonnière (18×36 m), accessible par une rampe ; cette porte, que nous avons appelée « Porte des Artisans », permettait de communiquer, au nord-est, avec le faubourg abritant la population chassée des tells par les constructions de Darius. Il s’agit d’une porte de type traditionnel formée de 2 salles barlongues flanquées de petites pièces communicantes. Ainsi, les 3 tells de Suse formaient, sur 70 ha, une place forte dominant la plaine de Susiane. L’entrée principale de la place devait se trouver à l’ouest, du côté de la rivière, le Chaour, sous le contrôle de l’Acropole. Le tell « Ville Royale », avec ses 30 ha, pouvait accueillir les campements de l’armée ; sur ce tell, les prospections géophysiques n’ont révélé, de la période perse achéménide, qu’une avant-porte que l’on peut considérer comme un Propylée.
Le Propylée
Il en restait d’importants vestiges, des murs de brique crue, un sol carrelé et des bases de colonnes. Les murs étaient creusés de niches à redans à l’intérieur et à l’extérieur, redans indiqués par les assises de briques cuites. De plan carré, l’édifice mesure 25 m de côté. Il comprend deux larges salles flanquées de petites pièces et précédées de portiques. Les bases de colonne portent une inscription, non pas de Darius, mais de Xerxès, disant : “par la grâce d’Ahuramazda le roi Darius, mon père, a fait ce bâtiment”. Les données archéologique autorisent ici une reconstitution, ce bâtiment n’a pas de portes ; c’est un passage marquant l’entrée d’une zone réservée au complexe royal.

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Le Pont et la Porte de Darius
Du Propylée et du tell “Ville Royale”, on passe à la terrasse de l’Apadana par un pont massif, en brique crue, conduisant à la Porte de Darius. Long d’une quarantaine de mètres, large d’une dizaine au sommet, ce pont était formé d’énormes caissons remplis de terre. La Porte est un imposant bâtiment de 40×30 m, formé d’une grande salle centrale à 4 colonnes, de plan carré, flanquée de salles longues et, à l’ouest, dans les angles, d’escaliers. La reconstitution de la façade est incertaine. La porte d’entrée, large de 5m était flanquée de figures animales, probablement de taureaux ailés, comme à Persépolis. Les murs intérieurs de la salle centrale étaient creusés de niches à redans. Les bases de colonnes de la salle centrale portaient, dans les 3 langues officielles, une inscription, ici encore de Xerxès, précisant : “Par la grâce d’Ahuramazda le roi Darius, mon père, a construit cette Porte”. La sortie, à l’ouest, sur l’Esplanade, est un simple passage, sans portes. Le sol de ce passage, carrelé, a été refait plusieurs fois. Il portait des traces du passage de roues de chariots. A l’extérieur, de part et d’autre du passage, Xerxès a dressé une statue de son père rapportée d’Egypte et une réplique en roche locale. La statue était encore debout, là où elle avait été dressée par Xerxès, scellée au plomb sur un soubassement de pierres et un radier de galets.

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La terrasse de l’Apadana et la Résidence
Nous arrivons ainsi sur l’Esplanade carrelée qui précède la Résidence. L’entrée de celle-ci se trouve un peu décalée vers le nord, par rapport à l’axe de la Porte. Résidence et apadana couvrent ensemble une superficie de près de 50 000 m2. La Résidence comprend 3 cours principales. Une cour de service, une cour centrale et une cour d’honneur sur laquelle s’ouvre l’appartement du roi. La porte d’entrée de la Résidence était flanquée d’éléments architectoniques dont il ne reste que les pierres de soubassement. La porte elle-même consiste en 2 vastes salles voûtées. La largeur du passage est de 5 m. D’autres portes devaient encore être franchies pour atteindre la cour d’honneur et l’appartement royal. Sur la face nord de la cour de service, carrelée, s’ouvrent 3 portes, dont deux très petites flanquées de 8 grands mâts dont les pieds étaient maintenus dans le sol (à 2 m de profondeur) par d’énormes pierres semi-cylindriques. Soigneusement assemblées, ces pierres présentent chacune un champlevé circulaire de 1 m de diamètre ; ce qui permet de supposer des mâts de bois d’une vingtaine de mètres de hauteur portant sans doute un symbole. Les chambres de ce côté pouvaient servir, à l’arrivée, de reposoir pour les enseignes et symboles sacrés portés devant le roi lorsqu’il se déplace. Dans l’angle nord-ouest de la cour, une porte s’ouvre vers l’apadana. Le roi pouvait s’y rendre, directement, à son arrivée, sans avoir à passer par le privé.
De la première cour, cour de service, on passe à la cour centrale et au secteur privé par une porte en chicane. Voitures et chevaux ne vont pas plus loin. Le secteur privé est marqué par des sols bétonnés de couleur rouge. Sur la cour de service s’ouvre encore (à l’est) un appartement de 4 pièces qui pouvait être celui d’un personnage responsable des activités dans ce secteur du palais. Sur chaque cour, on retrouvera un appartement semblable probablement avec la même fonction. Au sud de la cour de service, de vastes remises (les salles ont 57 m de long, les portes 5 m de large), sans trace d’ornementation, pouvaient être des écuries pour accueillir les chevaux du roi ou des remises pour les chariots des femmes ; de là, celles-ci pouvaient gagner directement leurs appartements (5 appartement de 1000 m2 chacun). Les hommes avaient un accès direct aux leurs par la porte ouverte dans l’angle nord-ouest de la cour.

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L’appartement du roi
L’appartement du roi, au sud de la cour d’honneur, pavée de grands carreaux, comprend deux grandes salles de plus de 300 m2 (36×9 m) ; la première est un vestibule, accessible par un passage large de 9 m et haut de 13 m. Une porte, large de 6 m, sépare le vestibule d’une antichambre de mêmes dimensions. La chambre du roi mesure 70 m2. Son mur gauche est creusé d’une niche, dallée, où pouvait se trouver un lit d’apparat. L’appartement royal communique, par un passage gardé, avec le long couloir qui dessert les appartements des femmes. Le vestibule et l’antichambre de l’appartement royal communiquent, à l’est et à l’ouest, avec des secteurs que l’on verrait bien réservés aux services du secrétariat (scribes et traducteurs). Les ordres du roi (en dialecte iranien) devaient être immédiatement traduits dans les langues officielles (vieux-perse, élamite et babylonien) et en araméen, la langue internationale. Sept langues semblent avoir été d’usage courant dans l’entourage royal si l’on en juge par les archives de cette période découvertes à Persépolis. Le contrôle des fondations dans l’ensemble de ce secteur a conduit à la mise au jour, de part et d’autre de l’entrée de la chambre du roi, sous les assises de briques cuites, de deux tables de fondation, en marbre gris (en élamite et en babylonien). Une troisième table, en vieux-perse, se trouvait probablement sous le mur de fond de la chambre ; elle a dû être emportée par l’érosion avec ce mur ; elle est connue par des fragments. La version élamite décrit les modalités de la construction du palais et la répartition des tâches entre les peuples qui ont participé à sa construction : leur énumération a sans doute pour raison de montrer l’étendue du pouvoir du roi et on peut y voir une part de propagande ; mais le texte contient aussi des informations techniques qu’il n’y a aucune raison d’écarter ; la version babylonienne, reprend la liste des matériaux et des pays. Ces textes, trouvés en place pour la première fois, confirment (s’il en était besoin) que la construction initiale de la Résidence et de l’apadana est bien de Darius et de lui seul. De la cour d’honneur, on peut passer dans une petite cour dite “de l’ouest”, remaniée au début du 4e siècle par Artaxerxès II qui a fait construire là une sorte d’auvent.

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Une grande salle d’audience : l’apadana
Revenons à la cour de l’est et à la porte par laquelle le Roi peut se rendre directement à l’apadana par une large galerie à redans, longue d’une quarantaine de mètres. Cette galerie débouche normalement sur un long corridor qui occupait tout le côté sud de la salle centrale de l’apadana où l’on accède par deux portes. De cette vaste salle aux 36 colonnes (elle couvre près de 3000 m ) et pouvait accueillir plusieurs milliers de personnes, nous avons retrouvé les trois autres portes, une au milieu de chacun des trois autres côtés. Les murs ont 5 m d’épaisseur et 21 m de haut (la même hauteur que celle des colonnes). C’est sur les quatre colonnes centrales des deux rangées nord que se trouvait l’inscription d’Artaxerxès II relatant la restauration du palais par ses soins. (En fait, il est probable que seul le plafond de cette salle ait été affecté par l’incendie. Les pierres ne montrent aucune marque de feu). Les colonnes mesurent 21 m de haut dont 8 m pour le seul chapiteau. Celui-ci est formé de 3 éléments : l’imposte à têtes de taureau, à l’iranienne ; un pilier à volutes, d’inspiration hellénique ; un chapiteau en bouquet de palmes de style égyptien. Le fût des colonnes est cannelé. Les bases sont carrées à l’intérieur de l’édifice ou en forme de cloche pour les portiques. Les poutres, en cèdre du Liban, devaient mesurer, équarries, 75 cm de côté. Selon la « Charte de fondation » : «Le bois de cèdre a été apporté d’une montagne du nom Liban. Le peuple assyrien l’a apporté jusqu ‘à Babylone, de Babylone, les Cariens et les Grecs l’ont apporté jusqu ‘à Suse ».
La façade nord devait donner sur des jardins et peut-être aussi sur une pièce d’eau. Le mot apadana n’apparaît qu’au 4e siècle pour désigner une grande salle hypostyle. Ce mot n’a jamais trouvé d’étymologie. Pour Pierre Lecoq, qui a traduit toutes les inscriptions achéménides, il pourrait se rapporter à un bâtiment associé à un plan d’eau. Nous sommes ici en présence d’un ensemble architectural lisible, cohérent, daté du règne de Darius (entre 522 et 486) et même, vraisemblablement des premières années du règne. Nous avons ici une bonne idée de ce que pouvait être une résidence perse au tournant du 6e au 5e siècle. Cette précision chronologique permet d’établir des comparaisons entre Suse et Babylone au niveau des techniques, et avec Pasargades et Persépolis au niveau du plan et de l’organisation de l’espace et des manières de bâtir dans la plaine mésopotamienne ou sur le plateau iranien. Or, qui dit manière de bâtir, dit aussi manière de vivre et de penser.

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PREMIERES DEDUCTIONS
D’une manière générale, l’image du palais de Suse illustre les commencements de la grande période achéménide, elle permet aussi de mieux saisir la personnalité d’un homme exceptionnel, Darius le Grand, dont les historiens semblent avoir souvent confondu les traits avec ceux des rois ses successeurs, à commencer par son fils et héritier, Xerxès, dont on connaît les excès. Une légende ici prend fin : il ne s’agit plus à Suse, d’un palais magnifique au cœur d’une grande ville, capitale d’un empire universel. La réalité est beaucoup plus sobre mais non moins riche d’enseignements : sur les techniques et manières de bâtir et sur les traditions architecturales en fonction de l’environnement ; sur la vie de cour au début de la période achéménide ; sur la formation de l’art achéménide en relation avec l’idéologie royale ; sur la composante religieuse de cette idéologie, éclairée par les inscriptions de la statue égyptienne de Darius.

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Pour ce qui est de l’architecture
Et d’abord, pour ce qui touche au choix de Suse. Quel que soit le nom qui lui ait été donné dans le passé (la Kissie, la Suside, la Susiane) cette région fait la charnière entre la plaine mésopotamienne et le haut plateau iranien. Le climat y est rude, fortement contrasté entre hiver et été, à l’image du relief. Il l’était aussi il y a 20 ou 25 siècles ; ce qui a conduit Strabon à rapporter que “la chaleur en été y est intolérable au point qu’à midi, quand le soleil est le plus ardent, lézards et serpents n’ont pas le temps de franchir les rues et meurent grillés en chemin”. Mais aujourd’hui encore, chaque printemps, le bétail des villages monte, avec ses bergers, vers les verts pâturages de la montagne proche, à 1500 m d’altitude ; ils en redescendent à l’automne. Ce mouvement de transhumance, qui se répète depuis des millénaires, est le fondement de la vie sociale et économique d’un territoire, l’Élam, qui comprend non seulement la plaine de Susiane mais aussi la bordure du plateau et les premières chaînes du Zagros, en direction du Fars, jusqu’à la cuvette de Persépolis, où se trouvait autrefois (à Tépé Malyan), la cité d’Anshan. Les anciens rois élamites portaient le titre de “roi de Suse et d’Anshan”. Cet aspect de la géographie, la double nature physique du territoire, l’environnement, le mode de vie qu’il entraîne, expliquent en partie le choix de Darius qui n’a pas choisi Suse, comme à l’air de le penser Strabon, pour la beauté de ses monuments. Dans la seconde moitié du 6e siècle, Suse connaît en fait une période de profond déclin politique. Suse n’a plus ni roi ni palais.

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Le site n’a rien perdu toutefois de son intérêt stratégique. Ses tells se présentent dans la plaine comme une forteresse naturelle ; la région est fertile, riche en eau et en ressources agricoles. Au carrefour de routes terrestres, fluviales et maritimes, elle est, pour la Perse, comme une fenêtre sur le golfe Persique. Si les eaux de la grande rivière de Suse, la Kerkha, vont se perdre dans les marécages du sud de l’Iraq, la Dez et le Karoun se jettent dans le golfe Persique et sont navigables. Darius aurait pu choisir d’hiverner à Babylone, dans les vieux palais de Nabuchodonosor ; mais ceux-ci, même aménagés, ne conviennent plus à ses besoins et à son mode de vie ; et surtout, l’immense et populeuse cité, qui par trois fois s’est rebellée au début de son règne, posait un problème de sécurité. Babylone restait une ville dangereuse. L’isolement de Suse, dans la plaine, était un gage de sécurité.
À Suse, Darius n’a pas construit une ville mais seulement une place forte, dont les grandes lignes, sur 70 ha, sont encore visibles aujourd’hui, soit : une douzaine d’hectares pour le palais, une demi-douzaine pour la citadelle (l’Acropole) et le reste (une trentaine d’hectares) pour l’armée et ses campements dont, d’ailleurs, il ne reste pas trace. Hors les murs, au nord-est, quelques habitations (le village perse des archéologues) étaient celles des gens déplacés des tells par les architectes de Darius. Au sud des tells s’étendent en effet des marécages ; à l’ouest, au-delà du Chaour (la petite rivière de Suse), en vérité un gros ruisseau dans la plaine d’inondation de la Kerkha (la grande rivière de Suse). Durant l’hiver 1968-1969, nous avons vu les eaux de la Kerkha monter jusqu’au pied des tells ; et les maisons du village, en brique crue, s’effondrer.

Le projet de Darius

Imaginons, un instant, l’état d’esprit de Darius au lendemain de sa prise de pouvoir ; un état d’esprit que concrétise la grande inscription rupestre de Béhistoun. Jeune chef militaire (il n’a guère plus d’une trentaine d’années) ses amis et ses victoires l’ont porté à la tête d’un empire quasi universel. Il a raison d’en tirer gloire et de remercier son dieu, Ahuramazda. Il écrit : “Je suis Darius, le grand roi, le roi des rois, le roi des peuples de toutes origines le roi sur cette terre grande au loin, le fils d’Hystaspe, l’Achéménide, grâce à Ahuramazda je suis roi, Ahuramazda m’a accordé la royauté. ” Mais ayant tué l’usurpateur, le mage Gaumata, il a quelque raison de craindre pour sa sécurité et de demander la protection divine pour lui-même, sa famille, son peuple et son pays. Darius a non seulement un fort sentiment identitaire ; il est fier d’être Perse :  “je suis Perse, fils de Perse, Aryen, de descendance aryenne”. Il est bien l’héritier de ces cavaliers nomades arrivés sur le plateau iranien des siècles plus tôt. Il a, comme eux, le goût de l’espace pour l’espace, sans résidence fixe. Pas de capitale administrative. Toutefois, au fil des siècles, les Perses se sont attachés à ces monts du Zagros auxquels ils ont fini par donner leur nom : le Fars ; aux vallées, où s’élèvera la Pasargades de Cyrus ; à la falaise de Naqsh-e Rostam où trois rois creuseront leur tombeau ; à la cuvette du Marv Dasht où se trouvait Anshan, l’élamite et où se construira Persépolis.

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Persépolis sera non seulement la capitale de la province administrative du Fars, mais le cœur, l’âme de la Perse, le haut lieu où, par la volonté de Darius, s’établira, s’agrandira et s’exaltera le sentiment identitaire, la fierté du peuple perse, de ce peuple qui, comme Darius l’écrira lui-même sur le mur sud de la terrasse “n’en redoute pas d’autre”. Et si Hérodote, et les historiens grecs qui le suivent, n’ont jamais entendu parler de Persépolis, Alexandre le Grand, en 333, lui, ne s’y trompera pas. C’est Persépolis qu’il ira détruire (pour venger, pensent certains, la destruction d’Athènes) avant de redescendre à Suse célébrer ses noces avec Roshanak un mariage qui amorce symboliquement l’hellénisation de la Perse.
Persépolis et Suse ne représentent pas des aventures architecturales séparées ; elles relèvent d’un même projet. Suse est, en quelque sorte, une dépendance naturelle de Persépolis, imposée par l’environnement et le mode de vie régional. La différence est due au milieu naturel et au climat ; à Persépolis, on vit sous la tente. Sur la terrasse, Darius n’a pas construit une résidence ; ni aucun roi après lui. La terrasse de Persépolis est taillée dans le roc ; sa construction a pris du retard sur celle de Suse. A la mort de Darius, en 486, l’apadana de Persépolis et sa dépendance (le taçara) ne sont pas encore achevés ; ils ne le seront, avec la Trésorerie et la Porte, que par Xerxès, comme l’indiquent les inscriptions.

L’apadana
Le bâtiment clef, à Persépolis comme à Suse, c’est l’apadana. L’apadana est le bâtiment emblématique de l’architecture achéménide et spécifiquement du temps de Darius. Darius en est le concepteur, il est le seul à en avoir construit et seulement dans son pays. L’apadana est un lieu d’assemblée, de réunion. Les anciens peuples indo-européens faisaient place à des assemblées d’homme libres qui avaient le pouvoir de légiférer et de rendre la justice, et même celui d’élire leur chef. À Béhistoun, alors que son autorité n’est pas encore affirmée, Darius, victorieux, témoigne, dans ses inscriptions, d’un souci de s’appuyer sur une assemblée, sur l’armée, sur le peuple en armes. Sa gloire passe par la glorification de l’Homme perse (dont le roi est le premier représentant). Un bâtiment de ce type ne pouvait être conçu que dans un pays et selon un manière de bâtir qui met en œuvre la pierre et le bois. Des salles voûtées en brique crue ne peuvent être larges que d’une dizaine de mètres ; alors qu’une salle sur poteaux est extensible à volonté ; l’apadana, avec plus de 3000 m , pouvait recevoir plusieurs milliers de personnes.
On peut imaginer la déception de Darius redécouvrant Pasargades (qu’il a connu dans son enfance) à son retour d’Egypte où il a vu les pyramides (âgées déjà de 2000 ans) et probablement aussi les colosses des temples égyptiens. Il veut encore plus grand. Plus grand que ce que les Grecs d’Asie ont élevé jusque-là. Il a sans doute connaissance des grands temples ioniens de Héra à Samos, ou d’Artémis à Éphèse avec leurs audacieuses colonnades. Son « apadana » sera plus grande encore et plus hautes les colonnes. Il ne cherche pas à copier ou à dépasser les palais mésopotamiens. La Résidence de Suse est de dimension modeste par rapport au palais de Nabuchodonosor. Darius fait appel aux maçons de Babylone et, d’un point de vue technique, on peut dire que la Résidence de Suse est babylonienne ; elle reprend les techniques de fondation et les modules qu’entraîne l’emploi de la terre crue ; mais le plan général de la Résidence est différent de celui des palais babyloniens. Ce que toutefois Darius n’avait peut-être pas prévu en commandant la construction à Suse d’une grande salle d’assemblée à l’iranienne, c’est que l’on ne dresse pas impunément sur les terres meubles d’un tell des colonnes de pierre qui pèsent plus de 50 tonnes, ou des murs de brique crue, larges de 5 m et hauts de 20. Surtout dans une région exposée à de fréquentes secousses sismiques. La construction de voûtes en briques crues exige des murs d’une grande stabilité.
Les solutions apportées à Suse par les maçons babyloniens ont frappé le roi au point qu’il en fait une large mention dans les tables de fondation. « Ce palais que j’ai fait à Suse, les matériaux ont été apporté de bien loin, vers le bas, la terre a été creusée jusqu ‘à ce que j’atteigne la pierre dans la terre. Lorsque ce fût creusé, le gravier a été jeté, d’un côté à 40 coudées en profondeur, de l’autre à 20 coudées en profondeur ; sur ce gravier, le palais a été bâti ». Pour chaque mur, pour chaque colonne, une tranchée a été ouverte jusqu’au sol vierge ; puis remplie de graviers encaissés par des murets de brique crue. Dans le secteur de la Porte, les fondations représentent un véritable tour de force. Le mur de façade de la Porte repose sur le mur de soutènement de la terrasse de l’Apadana. Mais le gros de l’édifice (40×30) s’élève en arrière sur les terres de remplissage qui ont permis l’agrandissement de la terrasse. Pour supporter le bâtiment, on a dû monter pour chaque mur, depuis le sol vierge, d’énormes mur de brique crue, flanqués, pour leur protection, de chemises de gravier ; leur haut est creusé d’une large rigole remplie de graviers. C’est sur ce gravier qu’ont été élevés les murs de la Porte ; les quatre colonnes de la salle centrale reposent de même sur des piles de gravier.
Ainsi, à Suse, par la volonté du roi, deux traditions architecturales se rencontrent, l’une, autochtone, suso-mésopotamienne, met en œuvre le matériau qu’elle trouve sur place, la terre ; l’autre, importée des montagnes, utilise la pierre et le bois. Déjà à Pasargades, sous Cyrus, sur le plateau iranien, la colonne de pierre ionienne avait remplacé les poteaux de bois. A Suse, Babyloniens et Grecs d’Asie ont œuvré côte à côte ; les Babyloniens, à la Résidence, les Grecs, à l’apadana. Une conjonction entre la manière de bâtir des uns et des autres s’est établie ; notamment à la Porte et au Propylée.

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L’ornementation

Les constructions de Suse permettent de préciser l’évolution de l’ornementation et dans une certaine mesure l’histoire de l’art achéménide. Dans les toutes premières années du règne de Darius l’iconographie ne montre pas de réelle modification ; on retrouve les symboles astraux traditionnels (l’étoile d’Ishtar, le croissant de lune de Sîn, le disque solaire de Shamash) sur les premiers monuments élevés par Darius à Béhistoun et Naqsh-e Rostam. Le roi n’est pas choqué par des images qui, depuis l’enfance, lui sont familières. Il en est de même de la figure ailée qui plane lourdement sur la scène de Béhistoun et au fronteau du tombeau de Naqsh-e Rostam. Cette figure a été interprétée souvent comme une représentation d’Ahuramazda, à l’instar de celles d’Assur, le grand dieu assyrien, ou de Marduk de Babylone. Mais les images ont leur vie propre. Un thème peut demeurer et sa signification changer. À l’est des chaînes du Zagros, il n’y a pas d’anthropomorphisme du divin ; on ne représente pas la divinité sous forme humaine ou animale.
A Suse, à la différence des palais assyriens, l’ornementation de la Résidence ignore généralement la pierre. On ne trouve pas trace dans la Suse de Darius de ces pierres dressées chargées de protéger la base des murs de brique crue des projections de la pluie (notamment dans les cours carrelées), afin d’éviter un phénomène de suffusion qui, en creusant leur base, pourrait provoquer leur effondrement. C’est ici la fonction première, utilitaire, des panneaux de briques cuites glaçurées. Leur objectif, naturellement, est aussi d’embellir les lieux, de les  rendre agréables. Ces panneaux reprennent des motifs babyloniens, comme le lion, symbole de la puissance royale ; à Suse, le dessin est plus rigoureux, plus naturaliste, plus convaincant aussi. (La technique de la glaçure est fort ancienne à Suse où elle apparaît dès la fin du IIe millénaire). On ne saurait contester, par ailleurs, que ces motifs, lions, taureaux ailés et griffons, gardent une valeur religieuse.
Les Babyloniens appelés à Suse par Darius pour construire la Résidence ont bâti un palais de technique babylonienne, qu’ils ont orné (dans un premier temps) selon leurs pratiques et leurs croyances ; ces images n’avaient rien de choquant en Susiane, dans une région de culture proche de celle de la Babylonie, jusqu’à ce que Darius intervienne, après quelques années, devant une iconographie qui ne correspond plus à son idéologie. Le répertoire susien fait alors place à de nouvelles figures, celles dites “des archers” dont les débris ont été trouvés nombreux dans le secteur oriental de la Résidence (le dernier construit) et sur l’Esplanade. On a cru reconnaître dans la « marche apparente » de ces personnages des « gardes », voire les “Immortels” dont parlent les auteurs anciens, ce qui paraît peu probable. Je serais plutôt tenté de voir dans ces personnages, aux robes somptueuses, ornés de bijoux, des dignitaires susiens ; l’aristocratie élamite s’est ralliée à Darius après trois rebellions réprimées ; la noblesse locale est désormais au service du roi. Les personnages portent l’arc et la lance, symboles du pouvoir royal. Dès cette période, les monstres mythologiques tendent à disparaître. A la période suivante, à Persépolis, sous Xerxès (dont la pensée prolonge celle de son père) on ne les trouvera plus guère que dans quelques passages avec, dans le ventre, le poignard de l’Homme perse. La loi du roi prend place à côté de la loi religieuse.

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La statue égyptienne de Darius

Un complément à l’art de cette période (au tournant du 6e au 5e siècle) est apporté par la statue égyptienne de Darius, découverte en 1972 à la Porte de Darius, à sa sortie sur l’Esplanade. Restée là, debout, pendant près de mille ans au milieu d’habitations dont les débris s’accumulent autour d’elle, protégée par sa monumentalité et sans doute aussi par les inscriptions étranges qu’elle porte. A la période parthe, cette statue paraît entourée de sépultures d’enfant dans des jarres ; signe peut-être d’une vénération particulière. Faite en Egypte du vivant de Darius, aux alentours de 490, cette statue a été apportée à Suse et installée là par Xerxès, après la mort de son père, vers 484. À la mort de Darius, en 486, des troubles avaient éclaté dans le delta égyptien : Xerxès y avait rétabli l’ordre assez brutalement et jugé alors préférable de faire transporter en Perse cette statue de son père dressée sur les bords du canal du Nil à la mer Rouge, creusé par Darius ; le tracé de ce canal était jalonné de trois stèles portant des inscriptions de Darius, et notamment celle-ci : “à partir d’une rivière du nom de Nil qui coule en Egypte, vers la mer qui vient de la Perse, ce canal a été creusé ainsi que je l’ai ordonné ; et les navires allaient d’Egypte par ce canal, vers la Perse, selon mon bon plaisir”. Sortie d’un atelier égyptien vers 490, cette statue colossale (aujourd’hui au musée de Téhéran) est conforme aux tendances artistiques de la sculpture égyptienne de la période saïte ; elle est exceptionnelle dans la sculpture égyptienne et se trouve être le seul exemple connu de la grande statuaire achéménide. Elle juxtapose des modes et des symboles des cultures perse et égyptienne. Elle représente le roi debout, le pied gauche avancé, le bras gauche replié sur la poitrine avec, dans la main, la fleur de lotus, symbole de la royauté. Dans la droite, un court bâton de commandement. Le roi porte la robe perse à larges manches, relevée au-dessus des pieds par des pinces serrées sous la ceinture, dans laquelle est aussi passé un poignard à large garde, orné de taureaux. Nous ignorons quelle était la coiffure du roi. La reconstitution que nous proposons reste problématique.

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La statue repose sur une base rectangulaire sur le plat de laquelle est gravée (en hiéroglyphes) la dédicace : “image faite à l’exacte ressemblance du Dieu parfait, maître des Deux Terres”. Sur le front de la base le motif égyptien (le sma-taoui), symbole de l’union de la Haute et de la Basse-Egypte. Sur les faces latérales de la base, 24 pays de l’Empire sont répartis en deux files symétriques. Sur la droite du roi, les peuples de l’Ouest et du Sud ; sur la gauche ceux de l’Est et du Nord, à commencer par la Perse, la Médie et l’Elam. Chaque personnage est à genoux, bras levés, en costume national ; il est légende à l’égyptienne dans un “cartouche forteresse”. Il s’agit là, comme l’a rappelé Jean Yoyotte, à qui l’on doit, de cette statue, une étude magistrale, du vieux thème égyptien des ennemis enchaînés sous les pieds du pharaon divinisé ; le thème est repensé ici en fonction de l’idéologie perse ; les peuples de l’Empire sont à genoux, mais bras levés, comme pour porter le sol sur lequel le roi marche. Cette mise en scène du programme de domination universelle du grand roi, se retrouve en Perse dans les porteurs du trône au fronton des tombeaux rupestres des rois achéménides et sur les murs de Persépolis. Sur les plis de la robe (côté gauche du roi) l’éloge et la titulature royale ont été rédigés par le clergé égyptien qui semble accepter avec satisfaction le caractère universel, cosmique, du pharaon perse. L’éloge surprend par ce qu’il sous entend de connivence idéologique et religieuse. Pour les lettrés égyptiens l’avènement de Darius semble avoir eu un caractère providentiel. La titulature du roi précise que Darius, fils d’Hystaspe (Hystaspe n’étant pas roi, Darius est dit “fils du père d’un dieu”), est « le maître de tout ce que le disque solaire circonscrit dans sa course» ; « seigneur suprême de la Terre dans sa totalité ».

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Quant à l’inscription cunéiforme qui s’étale verticalement (ce qui est inhabituel) sur les plis de la robe du côté droit, on ne peut l’attribuer à Darius (comme d’abord proposé) ; elle relève bien davantage de la mentalité de Xerxès, qui vient de faire face à une révolte de l’Egypte, et qui écrit : “voici la statue de pierre que Darius le roi a ordonné de faire en Egypte afin que celui qui par la suite, la verra, sache que l’Homme perse tient l’Egypte”. Ces lignes auraient été gravées, non pas en Egypte mais à Suse, avant que la statue ne soit dressée sur son soubassement à la porte Darius.
Darius, 2e pharaon de la XXVIIe dynastie, a entretenu d’étroites relations avec le monde égyptien où il a laissé un souvenir des plus honorables. Dès son avènement, il y a fait recenser la jurisprudence égyptienne. Diodore de Sicile compte Darius comme l’un des grands législateurs égyptiens. D’éminents « experts en savoir sacré » ont compté parmi ses proches. Lettrés égyptiens et perses ont constaté sans mal des analogies entre leurs conceptions respectives de ce que doit être le pouvoir royal : « sous la bénédiction du dieu suprême qui brille dans le ciel, le roi doit assurer le règne d’un ordre juste parmi les hommes. Comme l’a précisé Jean Yoyotte, la statue de Suse met en forme les conclusions majeures de la rencontre entre deux civilisations, entre deuxpolythéismes ».

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Darius 1er le Grand

Face à un monde déjà marqué, il y a 25 siècles par une extrême diversité ethnique, culturelle et religieuse et par une infinie variété de formes d’organisation sociale (des cités-État de la Grèce et de leurs tyrans au grand royaume néo-babylonien). Darius qui, en 522, n’a pas encore 30 ans, mais semble doté d’un charisme et d’une extraordinaire volonté de puissance politique, va parvenir (à un premier degré) à organiser l’Asie occidentale, non pas en empire centralisé (sur cet horizon, le mot « empire » n’a d’équivalent dans aucune langue), mais en une sorte de fédération lâche. Il y parvient par la force, par esprit de conquête, et d’une manière qui lui est propre. Son emploi magistral de la cavalerie, ses raids foudroyants sont menés sur la base d’un service de renseignement actif (les satrapes sont partout « les yeux et les oreilles » du roi) ; Darius a aussi un sens du commerce, de l’échange, du don, du compromis. Il ne cherche, pas plus que Cyrus avant lui, à imposer une langue ou une religion ; chaque peuple continue à vaquer à ses affaires selon ses lois, ses coutumes, ses pratiques et ses croyances ; mais chacun paye la protection royale par le versement d’un tribut, sous forme d’argent, de denrées ou de levées militaires.

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8e Darius, on le savait déjà, a assuré les frontières de l’Empire sur le Danube, sur l’Oxus et sur l’Indus ; il a favorisé le développement des relations commerciales en ouvrant des routes et des voies navigables ; il a creusé le canal de Suez et cherché à établir une liaison maritime entre l’Inde, la Perse et l’Egypte. A l’intérieur, il s’est efforcé de développer un système commun de poids et mesures. Il a vu naître la monnaie en Asie mineure. Il a voulu, grâce à Ahuramazda, le « bonheur » pour l’homme ; ou, tout au moins, la prospérité. Il aime, dit-il, le droit et la justice. Dans une inscription trouvée à Suse, il déclare : « Je suis ami du droit, je ne suis pas ami de l’injustice, mon désir n ‘est pas que le faible subisse l’injustice à cause du puissant ». Il reprend ici les termes du code d’Hammurabi dont les règles sont en usage en Orient depuis plus de 1000 ans. Mais il va plus loin : le faible lui-même ne doit pas faire tord au puissant. Nous sommes en un temps où, contemporain de Darius, Confucius en Chine écrit : « ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse ». Darius est le lieutenant d’Ahuramazda sur terre ; il reconnaît d’autres dieux ; sa foi est monolâtre, non monothéiste. A son époque, l’unicité du monde divin n’est pas encore un dogme.
Certains veulent voir en Darius un fidèle de Zarathustra. Sans doute conviendrait-il d’abord que l’on connaisse mieux la phase archaïque du mazdéisme et les idées du grand prophète. On a toutefois l’impression qu’à cette époque, aux 5e et 6e siècles, le monde est déjà parcouru de grands courants de pensée ; on peut faire quelques rapprochements entre Pythagore, Confucius, le Bouddha, et les « physiciens » ou « proto-philosophes » de l’École de Milet en Ionie (Thaïes, Anaximandre, etc.) ou encore avec le prophète biblique du Deutéro- Isaïe. Darius a pour contemporain Heraclite d’Éphèse qui voit dans le feu le principe de toutes choses : non seulement l’élément igné présent dans les phénomènes naturels, mai « un feu pensant », synonyme de lumière, d’intelligence. La principale scène de caractère cultuel impliquant Darius, est celle qui figure au fronton de son tombeau à Naqsh-e Rostam où le roi se tient devant un autel du feu. Quoi qu’il en soit, il est généralement admis que l’enseignement de Zarathoustra a marqué les temps et que la Perse a joué un rôle fondamental dans le développement du monothéisme.

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Les données apportées par les fouilles de Suse confortent une image de Darius qui se distingue de celle des Grands rois ses successeurs, souvent présentés comme des despotes sombrant dans le luxe et la perversité. Darius offre l’image d’un homme providentiel. Confronté soudainement à un monde agité il y apporte, sinon le « bonheur », tout au moins la paix et la prospérité. En arrière de ses multiples activités, on entrevoit un homme ; un homme qui a joué un rôle déterminant dans les changements d’ordre social, politique, économique, artistique et religieux d’une époque à la quelle correspond dans l’Histoire une inflexion décisive de la pensée.

 

Author: le Pr Jean Perrot Source: WZC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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